lundi 2 mai 2016

Les écrivains et le 7e art : éloge du pas de côté

A lire : Véritable malle aux trésors cachés et oubliés, Les Ecrivains du 7e art, le premier ouvrage de Frédéric Mercier, n’a rien d’une anthologie docte et savante sur les rapports entre littérature et cinéma. Bien au contraire. Passionné de cinéma, ancien collaborateur de TCM Cinéma et des Cahiers du Cinéma, actuellement animateur des pages cinéma du mensuel Transfuge, essentiellement consacré à la littérature et au cinéma – tiens, tiens ! –, Frédéric Mercier ne livre pas ici une énième encyclopédie. Mais un véritable dictionnaire amoureux des expériences, parfois restées sans lendemain, d’écrivains avec le cinéma.



Raconter une autre histoire

Spontanément, un tel sujet évoque à l’esprit les Pagnol, Guitry, Cocteau ou Duras, chers à la critique et aux exégètes de tout poil. S’ils apparaissent parfois back stage au cours de l’ouvrage, c’est pour mieux mettre en lumière ceux qui sont restés dans l’ombre d’une histoire officielle des rapports entre cinéma et littérature. Et dont les apports se révèlent fructueux : Romain Rolland, Roger Martin du Gard, Roger Nimier, René Char, Céline, Romain Gary. Comme le note l’auteur dans son prologue, son propos vise à "raconter le pas de côté de certains écrivains. Raconter leur expérience méconnue du cinéma. (…) Raconter une autre histoire des liens entre littérature et cinéma". Ce qui ne l’empêche pas d’exercer un œil critique, et de revendiquer ses partis pris quant au choix des écrivains-cinéastes mis en lumière : "J’ai d’abord opté pour les écrivains dont les films m’avaient plu ou paru plus important qu’il n’y paraît".

Ce qui rassemble ces écrivains devenus cinéastes ? Une relative déception face à la lourdeur de la machinerie cinéma ; mais une confrontation  qui s’avère fructueuse, car source d’un regain créatif en tant que qu’écrivain. Ce qui rend d’autant plus riches, attachantes et précieuses leurs expériences, parfois risquées, souvent restées sans lendemain, avec le 7e art.

Redécouvrir Kessel scénariste

L’ouvrage regorge de très nombreuses pépites, que Frédéric Mercier traite toujours avec ouverture, empathie, curiosité, même s’il n’omet pas d’être critique quand il le faut. Une manne pour tous les cinéphiles et les amoureux de la littérature ! Ainsi, au fil des pages qui peuvent se dévorer aussi bien d’une traite qu’en butinant au hasard de vos centres d’intérêt, vous y redécouvrirez, par exemple, en quoi un auteur aussi classique et poussiéreux que Romain Rolland s’est intéressé dès les années 1920 à la science-fiction, en écrivant un scénario La révolte des machines, 60 ans avant James Cameron ! 

Vous aborderez l’oeuvre d’un Joseph Kessel sous l’angle de son activité de scénariste, laissée dans l’ombre aujourd’hui : Mayerling d’Anatole Litvak et son remake signé Terence Young, mais aussi Au grand balcon, d’Henri Decoin - "sans doute le meilleur fil d’aviation jamais réalisé en France" - ou Les Amants du Tage d’Henri Verneuil. Occasion pour Frédéric Mercier de remettre à la première place La Nuit des généraux, d’Anatole Litvak (1967), signé Kessel, souvent dédaigné comme film de genre. Petit regret : rien sur l’adaptation par John Frankenheimer et Dalton Trumbo de son célèbre roman, Les Cavaliers

Nimier, une perte irréparable pour le cinéma français

Autres pages extrêmement fouillées et instructives, celles qu’il consacre à Roger Nimier. Membre des Hussards, foudroyé en pleine gloire en 1962 alors qu’il allait adapter pour Louis Malle, son disciple et ami, le roman de Drieu la Rochelle Feu Follet, il signe quand même Ascenseur pour l’échafaud de Malle, le segment français de Les Vaincus d’Antonioni, adapte L’Education sentimentale de Flaubert pour Alexandre Astruc et son propre roman Histoire d’un amour pour Jean Valère sous le titre Les Grandes personnes, et participe de façon officieuse aux scénarios de La Notte d’Antonioni et d’Ali Baba de Jacques Becker - excusez du peu ! Frédéric Mercier lui consacre de très belles pages, manière de rendre hommage à son romantisme désabusé à celui dont la mort "demeure irréparable pour le cinéma français".

Malle aux trésors

Impossible de citer ici tous les auteurs qu’il traite en quelques pages ou chapitres – pêle-mêle, citons Françoise Sagan, et ses amours déçues avec le cinéma, faites d’adaptations décevantes, mais de participations fructueuses aux scénarios de Landru (Chabrol) et de La Chamade (Cavalier), "la plus exemplaire des réussites et des adaptations" ; Paul Gégauff, le scénariste de Chabrol, très proche d’Eric Rohmer, prolixe scénariste – tous les films de Chabrol de la fin des années 60, plus Plein Soleil – et dont l’œuvre d’écrivain a été complètement occultée ; Julien Green, dont l’œuvre de cinéaste semble disparue, oubliée - il adapta lui-même son roman-phare Léviathan au cinéma ; Patrick Modiano, et ses relations en pointillés avec le cinéma, Lacombe Lucien (Louis Malle) et Bon voyage (Jean-Paul Rappeneau) restant des exceptions dans une œuvre littéraire foisonnante, et dont l’adaptation cinéma de Une Jeunesse avec Moshe Misrahi est totalement occultée, à raison, et celle de Villa Triste, par Patrice Leconte sous le titre Le Parfum d’Yvonne, malheureusement passée sous silence.

Gary-Malraux-Giono, la triade magique

Là où il est le plus généreux et le plus lyrique, c’est autour de trois figures majeures de la littérature, qui se sont essayé avec plus ou moins de bonheur au cinéma : Jean Giono, André Malraux, Romain Gary. Je vous laisse découvrir les très belles pages qu’il consacre au seul film tourné par Malraux pendant la Guerre d’Espagne, exemplaire adaptation-relecture de son propre roman L’Espoir ; ainsi que celles qui ont pour centre Jean Giono et ses amours contrariées avec le cinéma, et dont l’œuvre cinématographique, "protéiforme, un rien bordélique" doit être réévaluée, ne serait-ce que pour Crésus (1961), son chef d’œuvre. Et qui crée un cinéma "expérimental et populaire, totalement unique dans le cinéma français".

Réhabilitation de Romain Gary réalisateur

Reste le cas de Romain Gary dont la rencontre avec le cinéma constitue l’aboutissement de sa recherche esthétique. Paradoxalement, un aspect aujourd’hui totalement oublié. A telle enseigne que son oeuvre de réalisateur est totalement invisible. Alors qu’il adapte pour John Huston son propre roman Les Racines du Ciel – dont il déteste le résultat –, il fricote à Hollywood avant de devenir consul de France. Poste qui lui permettra d’être l’un des acteurs les plus actifs dans un événement majeur de l’histoire de la censure : l’interdiction de projection en France de Les Sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick. Censure qui allait ironiquement le frapper dix ans plus tard avec son premier film, adapté de son propre roman, Les Oiseaux vont mourir au Pérou, en plein printemps 1968. Pourtant gros succès public en salles, "beau film fragile et majestueux", ancêtre de Nymphomaniac, avec des fulgurances picturales à la Chirico, et dont les gros plans rappellent parfois Bergman, avec un casting incroyable - Jean Seberg, Maurice Ronet, Pierre Brasseur, Danielle Darrieux – le 1er film de l'auteur des Promesses de l'aube demeure invisible, terni peut-être par son très mauvais second film, Kill.

Zoom sur les contemporains

Michel Houellebecq, of course, tient une place de choix avec un plaidoyer de Frédéric Mercier pour son unique tentative à ce jour de réalisateur, La Possibilité d’une île, qui, bien que considéré comme un nanar, est ici réhabilité ; Emmanuel Carrère, dont l’auteur parvient à embrasser toute l’œuvre, de ses débuts comme critique cinéma (à Positif et Télérama, monographe de Werner Herzog) à celle de cinéaste de fiction et de documentaire (La Moustache, Retour à Kotelnitch), en passant par celle de scénariste et adaptateur (La Classe de neige, Les Revenants). Enfin, un très beau chapitre est consacré à François Bégaudeau, sur un mode admiratif et confraternel, qui met en lumière sa contribution au 7e art, que ce soit en tant que critique, acteur, adaptateur, réalisateur, et écrivain. 

Arnaud Desplechin, Eric Rohmer, François Truffaut, Eric Vuillard, autant de noms traités dans cette anthologie, que je vous laisse le bonheur de découvrir. Autant de surprises qui alimentent une lecture constamment jouissive par les angles inédits qu’elle offre sur des artistes souvent négligés ou abordés sous le seul angle de la littérature ou du cinéma.

Eloge du pas de côté

Un très beau travelling avant, qui se lit comme un dictionnaire amoureux : gourmandises et pépites s’y cachent pour celles et ceux qui sauraient s’y aventurer, faire un pas de côté, comme tous ces explorateurs de la littérature et du cinéma en France. Au sortir de cette somme, ample, généreuse, fournie, riche en annotations et index, on en demande encore : à quand un équivalent pour les autres cinématographies – italiennes et américaines, notamment ? A quand un dictionnaire amoureux des réalisateurs devenus écrivains par amour de la littérature – je pense à Elia Kazan, Ingmar Bergman, Satyajit Ray ou Michelangelo Antonioni ?

Enfin, au-delà du portrait qu’il brosse de ces écrivains de l’ombre, de l’impressionnant travail d’investigation et d’exploration effectué par Frédéric Mercier, l’ouvrage s’avère in fine bien plus que ce qu’il veut être : une véritable ode à la prise de risque, à l’aventure, au pas de côté, comme source de régénération et de regain créatifs. En somme, un véritable manifeste qui appelle à casser les silos, briser les images toutes faites et établir davantage de transfuges entre les arts. 

Les Ecrivains du 7e art par Frédéric Mercier, éditions Séguier

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